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jeudi 19 février 2015

Règlements de contes sur Perséphone

Prologue



Il était une fois une colonie.
Elle n’était ni prospère ni jolie, mais elle était le seul espoir de ceux qui y vivaient. Ils avaient tout quitté, tout laissé derrière eux, ne conservant que des souvenirs de leurs anciennes vies. Mais l’espoir était encore loin, très loin devant. La colonie ne serait autonome que quand elle aurait remboursé la dette colossale qu’elle devait à la Compagnie, une dette contractée dès que le premier trait de crayon fut tracé sur les plans d’un architecte, lui aussi au service de l’omnipotente Compagnie. Elle ne serait effacée que dans très, très longtemps, lorsque plusieurs générations de colons auraient sué sang et eau sous le dur labeur de l’extraction du minerai.
L’architecte, s’il connaissait bien son boulot, n’avait guère fait preuve d’imagination. Il avait dessiné une ville fonctionnelle, aux bâtiments parfaitement agencés et ordonnés, des zones bien délimitées et définies, ici les habitations, ici les commerces, là le secteur administratif, et ici la zone industrielle. Bâtie exactement sur le même modèle que toutes les autres colonies que la Compagnie avait financées, elle n’avait pour âmes que celles de ses habitants, et pour substance, celle qu’avaient apportée ceux qui l’avaient bâtie de leurs mains.
A la fin du 21ème siècle, la conquête spatiale avait fait un bon en avant avec la découverte que les trous de vers, des passages à travers notre univers, pouvaient être maitrisés et contrôlés, même si on ne les comprenait pas vraiment. Les distances astronomiques entre les astres étaient désormais abolies, et coloniser des planètes lointaines n’était plus une utopie. La vieille Terre croulait désormais sous le poids de la surpopulation et de la pollution qui en résultait. Il était temps, car la planète était condamnée à moyen ou long terme, tout comme les gens qui vivaient dessus.
La Compagnie avait été la seule entité autonome suffisamment puissante et riche pour déclencher les vagues de colonisation. La seule à laquelle avaient profité les crises économiques successives du siècle mourant. Elle finançait tout, du simple boulon au déplacement des colons, et, une fois les installations sur place fonctionnelles, récupérait sa mise de départ, en fait bien plus que ça, en s’accaparant la majeure partie du travail des colons : dans le cas de Perséphone, un minerai précieux et unique que l’on ne trouvait que sur cette planète perdue aux confins du cosmos. Une fois raffiné, il présentait la caractéristique de résister à presque tout. Cette propriété lui conférait beaucoup de valeur, notamment dans l’industrie de l’armement.
Le nom de Perséphone, déesse du monde souterrain, mais aussi associée au retour du printemps, avait été donné par des scientifiques qui n’y mettraient jamais les pieds et morts depuis longtemps, pourtant il allait particulièrement bien à cette planète, clin d’oeil du hasard ou préscience inconsciente.
Un enfer qui gardait l’espoir de renaître un jour en paradis.

Chapitre I

Aujourd’hui les nouvelles n’étaient pas bonnes du tout. Charron Stix avait beau regarder les chiffres des résultats et les triturer en tous sens, les quotas ne seraient pas atteints ce mois-ci non plus. La Compagnie allait finir par se lasser de ce manque à gagner perpétuel et enverrait un jour ou l’autre un administrateur de chez elle.
Et ça, ce n’était pas bon.
Car qui disait administrateur de la Compagnie, disait également garnison. Une garnison de mercenaires à la solde de cette société, les marines coloniaux, qui au lieu de faire régner l’ordre, si tant est qu’il en fut besoin, mettraient plus de barouf qu’autre chose.
Et puis administrer cette colonie c’était son boulot, sa tâche, sa raison d’être. Bref sa vie. Aussi Charron n’avait pas l’intention de laisser cela arriver sans se battre. Cent cinquante familles comptaient sur lui. Le sort de plus de quatre personnes reposait sur ses épaules, et, même si cela lui faisait faire des cauchemars toutes les nuits, il était hors de question qu’il les laisse en plan.
Il alla se resservir son troisième café de l’après-midi, tout en se disant qu’il fallait qu’il se calme. La paperasse lui prenait tout son temps et ne lui en laissait guère pour s’occuper de sa santé ou de sa famille, qu’il aimait pourtant par-dessus tout. La petite bedaine qui prenait de plus en plus ses aises autour de sa taille semblait y avoir élu définitivement domicile.
Il s’était arrêté à la petite fenêtre de son bureau, privilège de sa fonction. On était censé y voir toute la colonie, mais en réalité, cela ne serait que dans quelques années, quand les premiers effets de la terraformation seraient visibles. Pour le moment on ne discernait qu’à grand peine à quelques dizaines de mètres, et l’on y voyait surtout les tourbillons de sables et de poussières, engendrés par les vents incessants de Perséphone.
Il se prenait souvent à tenter d’imaginer ce que serait la vie sur cette planète quand la Compagnie aurait été remboursée, quand on aurait rendu son climat clément. Il essayait de voir cet endroit comme le verrait sa fille, ses petits-enfants, ou quels que soient ses descendants, bien des années plus tard. Il essayait de voir les raisons pour lesquelles il se battait au-delà des bourrasques. Les nuages de l’atmosphère perpétuellement en colère dissimulaient, il le savait, le véritable visage de Perséphone, enfoui sous des années de labeurs à venir.
Et délibérément, il ignorait les rumeurs selon lesquelles la Compagnie ne renonçait jamais à une colonie, même quand la dette était remboursée. Ses avocats trouvaient toujours, paraissait-il, une faille dans laquelle s’engouffrer.
Le téléphone sonna, le sortant de sa rêverie éveillée. Il franchit les quelques pas qui le séparaient de son bureau et décrocha sans même regarder la provenance de l’appel. D’ordinaire, à cette heure-ci c’était sa femme, Lana, qui prenait sur son temps de pause pour lui dire quelques mots gentils et lui parler de leur fille, Jeanne. Mais la voix masculine à l’autre bout le surprit, et l’arracha définitivement de sa rêverie.
C’était le contremaître de la mine du secteur 5, John Arviss.
– Chef ? C’est Arviss.
– Oui, John. Comment ça se passe ?
– Mal à vrai dire. On a une espèce d’anomalie magnétique dans le coin, et ça dérègle toutes nos foreuses. On est bloqué, il n’y en pas une qui veuille fonctionner correctement. Tous les moteurs sont bousillés !
Un éclat de d’angoisse transperça la poitrine de Charron.
– Merde ! Et tu sais d’où ça vient ?
– Tout ce que peux te dire c’est que ça vient de dessous. Ça a commencé quand on a mis à jour une galerie naturelle, ce matin. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais ça a engendré une sorte de puissant champ magnétique. Depuis, rien de plus sophistiqué qu’une lampe torche ne fonctionne. Pour te téléphoner, j’ai été obligé de sortir de la zone.
– Et quelqu’un est allé voir au fond de ce trou ?
– On est des mineurs, pas des spéléologues !
– Ne touchez à rien, toi et tes gars, j’arrive. Je vais y aller moi-même ! Je ne suis pas plus spéléologue que toi, mais moi je ne tiens pas à ce que la Compagnie vienne fourrer son nez dans nos affaires.
Il y eut un blanc. Il était parfois nécessaire de rappeler quelles seraient les conséquences si on n’arrivait pas tenir les cadences d’extractions. Et la limite était proche mais pas du bon côté de la ligne.
– Je suis désolé, je…
– Ne t’en fais pas. J’arrive.
Il raccrocha. Il n’avait pas envie d’entendre John se lamenter. Charron était certes un peu là pour ça aussi, mais qui l’écoutait, lui, quand il en avait gros sur la patate ?
Il reprit le combiné et composa le numéro du directeur adjoint des mines. Ce dernier était un bureaucrate pure souche, et il ne bougeait de son bureau qu’en cas de crise majeure. C’était justement le cas.
– Robert ? C’est Charron. Prépare ta combinaison de sortie, des lampes, des radios, et tout le matériel nécessaire pour explorer une galerie. On a un problème au secteur 5, je passe te prendre.
– Mais je ne peux pas, commença-t-il à protester, je dois…
Charron coupa court.
– Je suis là dans dix minutes.
Il coupa la communication.
Il alla au vestiaire et commença en enfiler sa propre combinaison. C’était des tenues légères qui n’avaient plus rien à voir avec les scaphandres des premiers astronautes. De plus l’atmosphère de Perséphone était respirable en l’état, et le respirateur n’était qu’un gros filtre pour tamiser la poussière charriée par le vent. Elles étaient thermo-régulées, et la visière offrait la possibilité d’utiliser la réalité augmentée, pour peu qu’une liaison radio stable existe entre l’ordinateur de la combinaison et les serveurs de la colonie. Au cas où, elle pouvait totalement isoler son occupant de l’extérieur pour une durée limitée de l’ordre d’une dizaine de minutes.
Charron laissa la consigne à son secrétariat de noter tous les appels et d’annuler ses rendez-vous de la journée, enfin, il insista pour qu’on dise à sa femme lorsqu’elle appelerait qu’il risquait de rentrer tard. Encore.
Dix minutes plus tard, sa Jeep à chenille se garait devant l’immeuble administratif des mines. Il poireauta trois ou quatre minutes avant que Robert Smith ne daigne le rejoindre dans le véhicule. Ils se serrèrent la main mais n’échangèrent aucun mot. Les deux hommes ne s’appréciaient pas particulièrement, sans manifester toutefois aucune animosité l’un envers l’autre. Ils ne voyaient tout simplement pas les choses de la même manière. Alors que Charron avait besoin de la réalité du terrain pour asseoir ses choix et ses décisions, Robert, lui ne voyait que l’aspect administratif des choses. Deux visions qui entraient régulièrement en conflit. Mais qui étaient aussi totalement complémentaire, même si aucun des deux ne l’aurait jamais avoué.
– Je te l’avais dit, finit par jeter le directeur adjoint, histoire de trouver un exutoire à sa colère de voir sa journée gâchée.
– Tu m’avais dit quoi ?
– Que les cycles de travail étaient trop souples. Qu’au moindre pépin, on serait dans la merde.
Charron, en son fort intérieur, se devait bien d’admettre que l’autre n’avait pas tout à fait tort. Ils n’arrivaient déjà pas à atteindre les quotas la plupart du temps. Alors, avec un secteur entier qui ne produisait plus, il était à peu près certain que la Compagnie allait intervenir. Néanmoins, il ravala la bouffée de colère qui lui était montée à lui aussi. A la place, il tenta de se défendre.
– Mais tu sais bien que ceux préconisés sont quasiment insoutenables pour les gars qui travaillent aux mines.
– Parce que tu crois que ce sera mieux quand la Compagnie débarquera avec ses Marines coloniaux ? Parce que maintenant c’est plus « si », c’est « quand » ! Je connais les chiffres aussi bien que toi. Et ailleurs ils font comment ? Je suis certain qu’ils les tiennent leurs cadences, eux !
– Mais la Compagnie doit bien avoir une marge de tolérance.
– Oui, une marge tellement petite qu’elle tiendrait dans ma poche, et elle est déjà bien pleine. Bon, on ne va pas régler ça maintenant. C’est quoi le problème sur le secteur 5 ? Avec un peu de veine, c’est un truc qu’on va pouvoir gérer dans la journée. Enfin, dans ce qui nous en reste, plutôt.
– Ça, j’en sais rien. Arviss m’a appelé en me disant qu’ils étaient tombés sur une anomalie magnétique quand ils avaient libéré l’accès à une galerie non identifiée sur les cartes.
A nouveau le silence. Entre eux planait la question que ni l’un ni l’autre ne souhaitait poser : la galerie était-elle d’origine naturelle ? L’humanité avait beau coloniser la galaxie planète après planète, elle n’était jamais tombée sur une forme de vie plus évoluée qu’un champignon. En revanche, on avait par endroit découvert certains indices qui laissaient croire que les lieux avaient déjà été visités. Parfois des vestiges datant d’une époque si ancienne, qu’il en était même difficile de l’estimer, et d’autres fois des traces si récentes qu’elles semblaient avoir été faites la veille. Mais jamais l’ombre de ceux qui les avaient laissées…
On racontait que les planètes où avaient eu lieu ces découvertes étaient jalousement gardées par la compagnie, et les colons chassés vers d’autres sites de manière arbitraire. Les deux hommes espéraient de tout coeur que ce ne serait pas le cas sur Perséphone.
Presqu’une heure plus tard, ils arrivaient aux installations préfabriquées du secteur 5. Le paysage alentours était déjà suffisant pour alimenter une vie entière en cauchemars. Si on ajoutait à cela le vent et les tourbillons, les crevasses qui apparaissaient au dernier moment, et l’impossibilité de se repérer à plus de quelques mètres, cela devenait franchement dantesque.
John les attendait dans ce qui tenait lieu de salle de repos. Une pièce d’une trentaine de mètres carrés, où étaient installés un billard, un écran holographique qui avait fait plus que son temps, et un bar fait de bric et de broc, surtout alimenté par la bonne volonté de ceux qui travaillaient à la mine.
Charron fut heureux de constater que le contremaître avait gardé sa combinaison. Elle était salie par ce qui tenait ici lieu de terre, et de l’huile et du cambouis la maculaient. L’administrateur ne dit rien et se contenta de sourire.
– Je viens avec vous, fit le mineur d’un ton revêche. Vous seriez bien foutus de vous perdre là en bas, et j’ai trop besoin de mes gars pour les envoyer en maraude après deux citadins mal dégrossis.
Robert allait répondre, sans doute vertement, mais un coup de coude de Stix l’en dissuada.
– Merci, fit sobrement ce dernier.
Smith, se contenta, lui d’un signe de tête et d’un regard mauvais.
Les deux hommes suivirent le mineur dans les galeries, celles creusées par l’excavation. L’éclairage y était chiche, et l’air lourd d’y avoir été recyclé plusieurs fois. Son odeur était désagréable, métallique. Il avait été respiré par tellement de poumons, qu’il était tout bonnement impossible de parler d’air pur. Robert renifla, ce qui déclencha un ricanement de la part de John.
– Vous vous y ferez, d’ici quelques heures. Vous ne remarquerez même plus son relent.
Profitant que le silence était enfin brisé, Charron demanda :
– Raconte-moi comment cela s’est passé, tu veux bien ?
L’homme le regarda d’une manière si étrange, que Stix crut tout d’abord qu’il allait refuser. Sans être particulièrement alarmiste, cette réaction troubla néanmoins Charron. Mais John finit par répondre :
– Cela fait un certain temps qu’on ne fait plus les sondages avant les forages pour gagner du temps. On n’a jamais eu de surprise. Enfin jusqu’à ce matin. Les sous-sols de cette planète sont parfaitement stables, et toutes les strates sont quasiment uniformes, comme si elles avaient été déposées comme des lasagnes. En soit, c’est déjà assez étrange, mais bon, il y a tant de planètes différentes… Enfin, ce que je veux dire, c’est que cette galerie, elle n’a rien à faire là !
– Tu sous-entends qu’elle n’est pas naturelle ?
– Je sous-entends rien du tout, je dis simplement que je ne vois aucune explication rationnelle à son existence ! Pourtant des trucs bizarres, j’en ai vu, et plus souvent qu’à mon tour.
Visiblement agacé par la naïveté d’Arviss, Robert demanda du ton du docte professeur s’adressant à son élève récalcitrant :
– Et elle est comment cette galerie ? Large, mince ? Ses parois sont-elles lisses ou remplies d’aspérités ?
– Regarde par toi-même : on y est !

Chapitre 2

Lana raccrocha le téléphone d’un geste rageur. Bien sûr qu’il allait rentrer tard. Charron rentrait tard tous les soirs. Elle savait dès le départ que venir s’installer sur une jeune colonie était quelque chose de très dur, et qui demandait un investissement personnel important. On sonna à la porte du petit appartement, ce qui l’empêcha de se noyer un peu plus dans ses sombres pensées. Ce devait être Sonja, la nounou, qui ramenait Jeanne. Lana travaillait dans la zone industrielle, dans un laboratoire de traitement des minerais, et elle avait la chance d’être dans l’équipe de jour. Ce qui lui permettait de profiter un minimum de sa fille. Elle avait six ans, et c’était un pur bébé de Perséphone. Elle avait été conçue ici, était née ici, et serait élevée ici. Pour elle, la terre était juste une étoile comme les autres, tellement loin, qu’il fallait un puissant télescope pour la voir. Son monde, son univers, c’était la colonie.
Lana chassa rapidement les larmes de frustration qui avaient coulé sur ses joues, et fit son premier véritable sourire de la journée en ouvrant la porte.
– Maman !
– Ma chérie ! Ça va ? Tu as été sage ? (puis s’adressant à Sonja) Elle a été sage ? Elle a bien mangé ?
– Oui madame Stix. Une vraie petite fille modèle. En fait elle était rêveuse aujourd’hui, elle a passé beaucoup de temps à la fenêtre à regarder dehors. Elle qui d’ordinaire ne tient pas en place… La fatigue, sans doute…
Sous entendu, j’espère qu’elle n’est pas malade, parce que je ne pourrai plus m’en occuper. Un des nombreux problèmes des colonies étaient l’approvisionnement en médicaments et antibiotiques. Un simple rhume pouvait vous forcer à la quarantaine.
– Oui…c’est ça, ça doit être la fatigue. Demain même heure ?
– Oui… sauf si contrordre, n’hésitez pas à m’appeler.
– Pas de problème.
La porte fermée, Lana prit la petite dans les bras. Elle n’avait apparemment pas de fièvre. Ça la tranquillisa un petit peu.
– Il est où papa ?
– Au travail, ma chérie, comme d’habitude. Il viendra te faire un bisou quand il rentrera, même si tu es au dodo.
– Pas ce soir. Ce soir il ne rentrera pas.
Lana fronça les sourcils.
– Tu ne veux pas qu’il vienne dans ta chambre ? Il te réveille ?
– Non, c’est pas ça. Il ne rentrera pas à la maison ce soir.
Cette fois, ce fut carrément une ride d’inquiétude qui barra le front de la mère.
– Je n’aime pas quand tu dis des choses comme ça, Jeanne. C’est pas bien et ça ferait de la peine à ton père. Et à moi aussi.
– Mais c’est pas moi qui le dis, maman !
– Ah ? Et alors c’est qui ?
– C’est Toby !
– Et qui est Toby ?
– C’est mon ami.
Quelque part ces réponses rassuraient Lana. Jeanne, même si elle était un peu turbulente, avait toujours été une enfant solitaire. Alors, quoi de plus naturel qu’elle s’invente des amis imaginaires, surtout dans cet environnement hostile ?
– Et cela dirait à ton ami Toby de manger des crêpes ?
– Youpi !

* * *

Charron contemplait la galerie depuis l’éboulis qui avait permis de la découvrir. Sa longueur était impossible à estimer, les ténèbres dévorant la lumière au bout de seulement quelques mètres. Il cria, et aucun écho ne lui revint. La pente douce pouvait descendre très loin. Les parois étaient lisses, comme si une lance thermique gigantesque avait servi à la creuser.
– T’as essayé de la sonder ? demanda-t-il à John.
– Pour sûr que j’ai essayé ! Mais du diable si un appareil électronique fonctionne normalement dans le coin. Tiens vérifie l’ordinateur de ta combi, tu verras.
Effectivement, l’ordinateur fonctionnait de manière aberrante. Il ne répondait presque plus aux instructions, et quand il le faisait, c’était pour exécuter une action autre que celle demandée. En revanche, les fonctions purement mécaniques qui pouvaient être actionnées manuellement marchaient normalement.
– Bon ben, on n’a pas le choix, alors.
Stix s’engagea dans la galerie. Les deux autres hésitèrent quelques secondes puis finirent par le rejoindre. Ils venaient de parcourir une dizaine de mètres, lorsqu’un évènement totalement inattendu survint. Des lumières s’éclairèrent dans la partie supérieure du couloir de pierre.
Totalement tétanisés par l’effet de surprise ils se figèrent, n’osant plus faire le moindre mouvement, de crainte de déclencher un autre mécanisme. John fut le premier à retrouver l’usage de la parole.
– C’est moi, ou…
– Non, tu ne rêves pas, fit Charron à voix basse. Il y a bien des lumières.
– Bon sang ! C’est bien notre veine ! On est tombé sur une de ces foutues installations extraterrestres !
– Ben moi j’aime pas ça, lança Robert sur un ton où l’on sentait effectivement poindre la peur. Je serai d’avis qu’on sorte de là et qu’on trouve un autre moyen d’explorer ce tunnel. Ou au moins jusqu’à ce qu’on en sache plus sur ce qu’il est.
Considérant que c’était là la voix de la sagesse, les trois hommes commencèrent à faire demi-tour. Ils n’avaient pas fait deux pas lorsqu’un autre événement se produisit. Ils crurent d’abord à un nouvel éboulement, mais la façon dont se fermait le tunnel était trop régulière, trop ordonnée. Ce fut John, à nouveau, qui percuta le premier.
– L’entrée ! Elle est en train de se fermer !
Ils eurent beau courir, ils n’atteignirent l’extrémité de la galerie par laquelle ils étaient entrés que pour constater qu’elle était hermétiquement close.
– C’est officiel, jeta Robert. Je n’aime définitivement pas ça.
– Pas de panique, fit Charron. Il doit bien y avoir un mécanisme d’ouverture de ce côté de la galerie. S’ils ont réussi à creuser ce trou, ils étaient bien assez intelligents pour penser à un moyen d’en sortir.
– A moins que… hésita le mineur.
– A moins que quoi ?
– A moins qu’il ne soit pas prévu qu’on ressorte par là. C’est peut-être une galerie à sens unique.
– Arrête de dire n’importe quoi, lança Robert. Ce truc est là depuis on ne sait pas combien de temps, le système d’ouverture est peut-être simplement cassé. En plus, l’éboulis n’a pas dû arranger les choses.
Il dégrafa une radio de sa ceinture, mais quand il alluma, elle ne cracha que des parasites. Le résultat fut le même quand il essaya d’émettre. Même les radios de Charron et John, qui étaient pourtant tout à côté de lui, ne le captaient pas. Ils essayèrent à leur tour avec la même absence de succès.
Désireux d’éviter toute panique qui risquait de posséder n’importe qui dans cette situation, surtout après les paroles d’Arviss, Charron prit le contrôle.
– Ça ne va pas être facile à entendre, mais je pense qu’il ne faut pas attendre du secours avant demain. De plus on ne sait pas en quoi est faite la porte qui ferme l’accès. Il se pourrait qu’ils aient du mal à la percer, surtout si elle faite avec le minerai qu’on trouve ici. Il nous reste donc deux options. La première est de rester là à nous tourner les pouces en attendant qu’on vienne nous chercher. L’autre est d’essayer de comprendre ce qu’est ce tunnel, et peut-être que nous parviendrons à résoudre notre problème d’anomalie magnétique, pour peu qu’on continue notre exploration. Moi je vote pour la deuxième.
Sans même réfléchir, John leva la main.
– Moi aussi. Surtout parce qu’il faut qu’on trouve impérativement de l’eau. Croyez-moi, dans une atmosphère sèche et confinée comme celle-ci, il fera soif avant demain, et pas qu’un peu. En plus, maintenant qu’on a mis la main là-dessus, la Compagnie va vouloir se l’approprier et résoudre le problème magnétique n’y changera rien. Ils vont nous dégager de Perséphone. Pour le moment nous devons nous concentrer sur notre problème actuel : l’eau.
– Ils ne nous chasseront que s’ils sont au courant de cette découverte. Si nous ne leur disons rien, ils ignoreront tout de cette galerie, et ils nous laisseront tranquilles.
– C’est risqué. Si jamais ils apprennent qu’on leur a caché ça, c’est dans une taule qu’on va finir nos jours. A moins que les marines ne décident de venir s’entrainer au tir dans le coin… Il faut que nous en parlions sérieusement avant de décider quoi que ce soit. Si on fait un truc comme ça, nous mettons également nos familles en danger. Pour le moment on est les seuls au courant de la véritable nature de cette galerie. Mais ça ne va pas tarder à se répandre comme une trainée de poudre.
– C’est exactement pour ça qu’il faut que nous tentions de sortir de là par nous-mêmes. Moins de personnes seront au courant, moins il y aura de chances que cela se propage.
John réfléchit un instant.
– Je suis pour, dit-il finalement. Je ne me suis pas cassé le cul ici pendant toutes ces années pour des nèfles. Je suis d’accord pour tenter le coup !
– Hé bien pas moi ! dit nerveusement Robert. Enfin pas sans y réfléchir. C’est une décision lourde de conséquences. Et puis il faut que quelqu’un reste ici au cas où les secours arriveraient plus tôt que tu ne le penses, quelqu’un doit rester pour limiter la casse et éviter que la rumeur de ce qui se passe ici ne se répande. De toute façon, je n’ai aucune envie d’aller vers l’inconnu.
Ils essayèrent de le convaincre de venir avec eux, mais rien n’y fit. Le bonhomme était plus têtu qu’une bourrique, et il resta campé sur ses positions. Ou plutôt devant la porte close.
– Tu es sûr ? tenta une dernière fois Charron. Tu vas te retrouver seul, et le temps va te paraître long.
– Oui. C’est ferme et définitif : je reste là. J’expliquerai que je suis claustrophobe et que je n’ai pas pu vous suivre. Et j’insisterai auprès de ceux qui viendront pour qu’ils se taisent sur ce qui s’est passé ici. Ne vous en faites pas.
Il eut pourtant l’ombre d’un regret en regardant ses deux compagnons d’infortune disparaître dans les profondeurs du tunnel.

Chapitre 3

La Lune, cette infatigable compagne de la terre, était habitée depuis la première moitié du 21ème siècle. Au début, ce n’était que quelques laboratoires parsemés sur sa surface. Mais aujourd’hui, plus de cent ans plus tard, c’était de véritables villes sous dômes, comme autant de bulles, qui s’illuminaient sous le clair de terre bleuté.
Tranquillité était bâtie dans la mer du même nom, un cratère résultant d’un très ancien impact de météore. C’était une des plus anciennes et une des plus grandes cités lunaires. C’était également là que la Compagnie avait décidé d’établir son siège, depuis que la Terre était devenue trop petite.
La faible gravité de la Lune autorisait des fantaisies architecturales complètement folles, et la tour de la Compagnie ressemblait à un arbre de métal, une apologie ironique de l’industrialisation à outrance.
Dans une des sections de cette tour, se trouvait la zone dédiée à la direction générale des colonies. Et au vu des éclats de voix, le directeur général n’était pas de très bonne humeur.
– Bon ! La plaisanterie à assez durée ! Nos profits sont en berne, et les actionnaires nous demandent des comptes. Je veux que dès ce soir, dès ce soir, vous m’entendez, un administrateur soit désigné pour chaque colonie ne remplissant pas ses quotas, et que chacun soit accompagné par un détachement de Marines Coloniaux. Si ces fainéants de colons pensent pouvoir se la couler douce, on va leur expliquer le contraire. La compagnie n’est pas une société à but non lucratif, que je sache ! Du profit ! Voilà ce que réclament les actionnaires, et c’est ce que nous allons leur donner. Je leur laisse un mois, pas un jour de plus, pour redresser la barre.
– Mais monsieur, le délai est un peu court pour…
– Je ne veux pas le savoir ! Demain, les administrateurs désignés doivent prendre leurs fonctions sur les colonies concernées. Point final.

* * *

Le tunnel s’étirait et s’étirait encore, donnant l’impression qu’il n’avait pas de fin, pas de but. Un oesophage planétaire relié a aucun intestin.
– Ça fait combien de temps qu’on marche ? demanda Charron.
– Bien quatre heures. Il doit faire nuit dehors.
Les lumières continuaient à s’allumer sur leur passage, et à s’éteindre un moment après qu’ils soient passés. Les deux hommes s’étaient bien questionnés sur la source d’énergie qui alimentait l’éclairage, et surtout qui avait pu forer une telle galerie, quand et pourquoi. Mais ils n’avaient pas l’ombre d’un élément de réponse. S’ils voulaient savoir, ils devaient continuer à marcher. Cependant, la simple présence de ce passage avait déjà à jamais changé leurs vies, qu’ils décident ou non de révéler son existence.
Après ce qui leur sembla une éternité, ils tombèrent face à un mur. Dans l’expectative, ne pouvant concevoir que leur périple souterrain pouvait s’achevait de cette manière abrupte et ridicule, ils continuèrent à avancer. Ils allèrent atteindre le mur quand ce dernier se déroba dans la paroi, à la manière d’une porte coulissante, mais sans aucun bruit.
Seules les ténèbres les attendaient de l’autre côté, mais il semblait bien que le tunnel prenait fin. D’après les échos et les faisceaux de leurs lampes, ils venaient de pénétrer dans un espace dégagé dont les proportions paraissaient immenses. D’un commun accord, ils décidèrent de prendre un peu de repos avant de continuer leur exploration. Ils n’avaient toujours pas d’eau, et John avait vu juste en disant que la soif serait de la partie. Ils s’assirent tous les deux contre la paroi la plus proche.
Arviss, le mineur, d’habitude un homme réservé, semblait devenu prolixe face à ce mystère qui s’épaississait sans cesse.
– Qu’est ce que tu crois que c’est, tout ça ?
– Aucune idée. Peut-être les vestiges d’une civilisation disparue, ou alors quelque avant poste d’une race éteinte. Ou pas. Nous devons surtout décider de ce qui est le mieux pour nous. Dire ou non à la Compagnie ce que nous avons découvert ici.
Un long silence, durant lequel les deux hommes se perdirent dans leurs pensées respectives. Un petit ricanement attisa la curiosité de Charron.
– Quoi ? Qu’est ce qui t’amuse ?
– Oh rien. Je me disais simplement qu’on trouverait peut-être ici de quoi racheter notre liberté. Ça, ça résoudrait tous nos problèmes. Nous serions en position de force pour négocier avec la Compagnie.
C’était une chose à laquelle Stix n’avait pas pensé. Et pourquoi pas ? Etait-il possible que la clé de la liberté des colons de Perséphone se cache dans ces ténèbres ?
Ils ne dormirent que quelques heures, mais quand ils se réveillèrent, ils étaient étrangement de bonne humeur.

* * *

Le réveil bipa frénétiquement pour indiquer que l’heure de se lever était venue. Lana chercha à tâtons son mari, mais fut complètement réveillée quand elle constata que ce dernier n’était pas rentré de la nuit. L’inquiétude l’assaillit aussitôt. Lui était-il arrivé quelque chose ? Non elle l’aurait su, quelqu’un l’aurait appelé. Mais elle trouvait quand même étrange qu’il ne l’ait pas prévenue. Puis les paroles de Jeanne lui revinrent en mémoire. Pas ce soir. Ce soir il ne rentrera pas.
Elle alla dans sa chambre, mais la petite dormait encore. Elle referma doucement la porte. Elle alla au salon et décrocha le téléphone. Il était encore tôt mais on ne savait jamais. Elle composa le numéro du bureau de Charron. La secrétaire répondit presque aussitôt, et cela ne fit qu’augmenter son angoisse. Le personnel ne prendrait son service que dans une heure.
– Bonjour, c’est madame Stix. Mon mari est là ?
– Il n’est pas avec vous ?
– Non, il n’est pas rentré de la nuit, je croyais qu’il était resté au bureau.
Elle ne s’en était pas aperçue, mais sa voix avait brusquement grimpé dans les aigus.
– Il est parti hier au secteur 5, et je croyais qu’il était rentré directement chez lui après. Mais il a dû passer la nuit là-bas. Il faut impérativement qu’il rentre ce matin.
– Pourquoi ? Qu’est-il arrivé ?
– Nous attendons pour ce matin une navette de la Compagnie. A son bord il y aura l’administrateur désigné, et un détachement de Marines Coloniaux.
Lana sentit soudain des larmes qui montaient à l’assaut de ses yeux malgré elle. Elle fit de son mieux pour contenir son sanglot.
– Je vous en prie, retrouvez mon mari !
– Ne vous affolez pas madame Stix. Je suis sûre qu’il est au secteur 5 et que tout va pour le mieux. Je vous appelle dès que j’ai de ses nouvelles.
La secrétaire raccrocha. Pour qui se prenait-elle celle-là ? Pourquoi aurait-elle des nouvelles de son mari avant elle ? S’il devait appeler quelqu’un, c’était sa famille, pas son bureau. D’ailleurs pourquoi ne l’avait-il pas déjà fait ? Elle composa le numéro de son portable, mais elle tomba directement sur la messagerie. Elle raccrocha sans laisser de message. Elle cessa de retenir ses larmes, et elles dévalèrent aussitôt les rides d’inquiétude qui striaient son visage.
Mais qu’est-il arrivé à mon mari ?
Et la Compagnie qui venait de lâcher ses chiens sur Perséphone… Une tourmente venait de s’élever, et elle dépassait de loin les bourrasques de cet endroit.
– Maman ? Pourquoi tu pleures ?
Jeanne s’était réveillée, et Lana ne l’avait pas entendue venir.
– Pour rien ma chérie. Maman est fatiguée, c’est tout.
– Si c’est à cause de papa, il va bien. Toby veille sur lui. Je lui ai demandé, et il m’a dit qu’il l’aurait fait de toute façon. Papa est très important pour lui, presqu’autant que pour nous.
– Merci ma chérie. C’est très gentil de sa part.
– Maman ?
– Oui mon bébé ?
– Toby voudrait qu’on le rejoigne. Maintenant !
– C’est bien, mais on ne peut pas. Et le rejoindre où d’abord ?
– Dessous. Avec papa.
– Comment tu sais qu’il est dessous ? Et dessous quoi, d’abord ?
– Dessous la terre, dans les tunnels. C’est Toby qui me l’a dit.
– Jeanne, je voudrais que tu arrêtes, maintenant. Toby n’existe pas pour de vrai.
Un éclat de déception passa dans les yeux de la petite fille.
– Il m’avait dit que tu ne me croirais pas. Il dit qu’il trouve ça dommage, que les grands ne croient plus en rien. Mais il dit que ça ne fait rien, il va t’appeler.
A peine l’enfant eut-elle finit sa phrase, que le téléphone se mit à sonner, faisant sursauter Lana. Jeanne, quant à elle, attendait patiemment que sa mère décroche. L’origine de l’appel était inconnue, et des astérisques remplaçaient les chiffres sur le cadran. Lana vit sa main se tendre vers le combiné, comme dans un rêve, le décrocher, et le porter à son visage.
– Bonjour Lana. Je suis Toby.
La voix était masculine et profonde, mais le ton était d’une douceur infinie. Sur le même mode rassurant, elle continua :
– Vous allez bientôt courir un grand danger, vous et tous les autres. Vous devez m’aider à vous sauver. J’ai besoin que Jeanne me rejoigne. Rendez-vous dans ce que vous appelez le secteur 5 et suivez les traces de votre mari. Il vous attendra au bout du tunnel.
– Mais… je… si c’est une plaisanterie elle n’est pas drôle !
– Pourquoi perdez-vous la faculté de rêver en vieillissant ? Je vous en prie, nous n’avons que très peu de temps.
C’était fini. Le mystérieux Toby avait raccroché.
– Tu me crois maintenant, maman ?
L’esprit plein de doutes et de questions, Lana s’habilla et prépara Jeanne. Elle prit tout ce qui lui passait par la tête, de l’eau, des fruits secs, des conserves, des piles, une lampe. Elle chercha sur une carte où se trouvait exactement le secteur 5, et en releva les coordonnées pour les programmer dans sa voiture.
Elle n’était vraiment pas certaine qu’elle faisait le bon choix. Mais il y avait cette voix dans sa tête. Une voix qu’elle n’avait plus entendue depuis son enfance et qui lui disait qu’elle devait écouter son coeur.
Elle décida de lui faire confiance.

* * *

Robert somnolait adossé contre la porte qui lui interdisait de sortir de la galerie. Il était plongé dans le noir le plus total, les lumières s’étant éteintes depuis longtemps. Quant à la batterie de sa lampe, elle avait rendu l’âme depuis longtemps.
Quand il vit une petite flammèche virevolter à quelques mètres de lui, il crut d’abord que ses yeux lui jouaient des tours. Il regarda avec plus d’attention. Oui, il y avait bien quelque chose. Doucement, le feu follet s’approchait de lui. Robert ne bougea pas, fasciné par ce spectacle. Dans sa tête, résonnèrent les premières mesures de Pierre et le loup.
La flammèche finit par se retrouver à quelques centimètres de lui, et sans prévenir, se posa sur son nez. Il vit alors que ce n’était pas une flammèche, mais une petite nymphe, haute de deux centimètres. Elle avait deux paires d’ailes de papillons dans le dos, et sa peau luisait d’un éclat blanc et pur. Elle tapota sur ses lunettes de protection, tout en lui faisant un geste d’invite pour qu’il la suive.
C’en fut trop pour Robert. Son émerveillement se transforma en terreur pure instantanément. Il se redressa contre le mur en hurlant, et il se mit à tambouriner sur la porte en vociférant : je deviens fou ! S’il vous plaît sortez-moi de là. Je vous en prie ! Mais rien ne lui répondit, même pas l’écho de ses propres cris.
La minuscule nymphe avait repris son vol, et attendait pour savoir si l’homme allait se décider à la suivre. Elle resta ainsi plusieurs minutes, mais comme Robert continuait à crier et taper contre la porte, elle repartie, déçue, vers les ténèbres du Tunnel.
Robert ne reprit son calme qu’au bout d’un long moment. Il chercha partout, mais finit par se persuader qu’il était à nouveau seul. Il s’écroula et éclata en lourds sanglots. Etrangement, il ne pleurait pas parce qu’il était terrifié, mais parce qu’il réalisait qu’il venait de laisser passer une occasion qui ne se présenterait peut-être jamais plus.
Un moment plus tard, il se releva à nouveau et cria, cette fois à l’adresse du tunnel vide : Attends-moi ! J’arrive.
Les lumières se rallumèrent sur son passage.

Chapitre 4

Il n’avait dormi qu’à peine quelques heures, et encore dans une position plus qu’inconfortable. Pourtant Charron se sentait étrangement bien, comme soulagé des fardeaux du quotidien. Il jeta un regard à John. Un immense sourire lui mangeait le visage. Depuis quinze ans qu’il le connaissait, depuis son arrivée sur Perséphone, il n’avait jamais vu plus qu’un demi-sourire sur cette bouche. On aurait dit qu’Arviss avait rajeuni de dix ans. Il lui lança, en guise de bonjour :
– C’est bizarre, hein ?
– Quoi ?
– Cette bonne humeur, cette sensation de bien-être. C’est presque contre-nature compte tenu de la situation.
– Ah ? Ça ? Oui. Peut-être, mais je m’en fiche. Je suis bien. Et pour le moment, c’est tout ce que je veux savoir. Ça fait quinze ans que je n’ai rien ressenti, à part de la colère et du chagrin. J’avais oublié combien c’était bon.
Charron, même s’il était dans le même état d’esprit que le mineur, ne pouvait se laisser aller pleinement à cette sensation. Il lui manquait quelque chose, quelque chose qui devait aussi cruellement manquer à ce pauvre John, mais qui ne répondrait jamais plus à ses appels. Sa femme, enceinte de son fils, avait eu un accident au tout début de la colonie, une quinzaine d’années plus tôt, et le toubib n’avait rien pu faire, ni pour l’un, ni pour l’autre. Taciturne ? Renfrogné ? Solitaire ? Oui John Arviss était tout cela, mais il avait de bonnes raisons de l’être. Cette pensée, ne fit qu’appesantir le poids de l’absence de la propre famille de Charron. Il se demandait quand il les reverrait. Si même il pourrait les revoir.
Bientôt.
– Quoi ? Tu m’as parlé ?
John le regarda, encore plus hilare qu’auparavant.
– T’entends des voix maintenant ?
Ils rirent tous les deux de bon coeur. Quand le fou-rire se fut calmé, il était temps de décider de ce qu’il convenait de faire. Ils furent rapidement d’accord pour continuer. Ils n’avaient pas fait tout ce chemin pour faire demi-tour maintenant. Les ténèbres étaient si épaisses qu’ils furent contraints d’avancer en longeant le mur, n’osant pas se lancer sans point de repère.
Au bout d’un moment John, qui ouvrait la marche, s’arrêta net, si brusquement que Stix faillit le percuter.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Chut ! J’écoute.
Charron tenta d’écouter lui aussi, mais ses oreilles n’enregistraient que le silence. Il allait demander ce qu’il était censé entendre quand Arviss redémarra. Mais il fallait qu’il sache.
– Tu as entendu quoi ?
– Je sais pas trop. J’avais l’impression qu’on était suivi, comme si on était quatre et plus deux à se déplacer.
– Ça doit venir de la configuration des lieux. Une disposition particulière qui nous renvoie nos propres sons.
– Ouais. On va dire ça, jeta le mineur, guère convaincu.
Cette fois, quand John s’arrêta, Charron s’y attendait : lui aussi avait entendu. Des pas. Le pire, c’est que le bruit ne s’était pas arrêté. Donc quelqu’un, ou quelque chose était en train de se déplacer en même temps qu’eux. Les sons résonnaient lourdement, comme si la masse de ce qui les suivait était très importante. La tâche de lumière de la torche de Stix passa sur une série d’empreintes. Ils s’approchèrent pour mieux les voir, et quand ils constatèrent leur taille et leur forme, les poitrines des deux hommes se retrouvèrent saisies dans l’étau de l’angoisse : la chose qui les avait laissées devait être pourvue de sabots. De gros sabots.
– Qui est là ? lança Charron. Montrez-vous !
Pendant ce temps, John balayait la zone de gauche à droite avec le faisceau de sa lampe. Un éclat, une vision fugitive, la lumière avait éclairé quelque chose. Mais quand John le ramena au même endroit, il n’y avait déjà plus rien.
Envolée, la bonne humeur du réveil. Il n’y avait désormais que la peur, la crainte primitive du gibier qui se sait traqué par son prédateur.
– Là ! cria soudain John.
Charron éclaira dans la direction indiquée par son ami, mais, encore une fois, il n’y avait rien.
– Où ça ? Bon sang, j’y vois que dalle !
John et Charron faillirent tomber dans les bras l’un de l’autre et prendre leurs jambes à leur cou quand une troisième voix, amusée, s’éleva derrière eux.
– Même après tout ce temps, vous avez toujours peur du noir ?

* * *

Le spatioport n’était qu’une vaste zone dégagée à l’écart de la ville, suffisamment plane pour permettre l’atterrissage d’une navette à condition qu’elle n’affiche pas un tonnage trop important. Le matériel que transportait celle-là était assez succinct : Une centaine d’hommes et leurs armes, un transport blindé pour les trimballer, et un administrateur de la Compagnie fort contrarié d’avoir dû se rendre dans ce trou perdu de la galaxie au pied levé. La couverture aérienne serait assurée par la navette elle-même, car elle était un engin de combat lourdement armé.
Dès que les trains d’atterrissage touchèrent le sol, la rampe de la soute s’ouvrit pour laisser sortir une escouade de Marines. Ces derniers prirent position au pas de course tout autour de la zone, pour couvrir l’intégralité du périmètre. Tout dans leurs gestes et leurs postures montrait qu’ils étaient des professionnels, et qu’ils répondraient par la violence au premier signe de danger.
Mais aucun comité d’accueil n’était venu à la rencontre des envoyés de la Compagnie. Charles Moffet, le malheureux élu administrateur, n’en fut pas surpris. C’était seulement le signe qu’ici, les colons étaient peut-être un peu plus revêches qu’ailleurs. Mais s’il n’en était pas étonné, l’offense protocolaire, elle, n’en était pas moins cuisante. Il redressa sa silhouette filiforme qui s’affina encore plus. Il avait travaillé son port altier des heures durant, et prit le fameux regard « bleu et dur comme l’acier » que ses yeux azurs lui permettaient. Son nez aquilin lui donnait le profil d’un oiseau de proie, et ce fut la raison pour laquelle il ne se tourna pas pour regarder le chef des Marines en face.
– Major ?
– M’sieur ! Oui, M’sieur !
– Trouvez-moi une dizaine d’autochtones et mettez-les-moi aux fers. Qu’importe leur sexe, leur âge, ou leur état de santé. Ces gens ont manqué de respect à la Compagnie en ne se présentant pas au débarquement, ils seront punis en conséquence. Nous devons leur montrer qui commande sans attendre.
– M’sieur ! Oui, M’sieur !
– Bien ! Quand cela sera fait, vous allez vous répartir partout dans la ville. Je ne veux pas voir un seul croisement sans un soldat, par une entrée qui ne soit surveillée, pas une maison sans qu’une fenêtre ne donne sur un fusil.
– Compris !
Le major salua, fit un demi-tour impeccable, et s’en fut prestement faire exécuter les ordres. Pendant ce temps, on avait débarqué la voiture personnelle de Moffet de la soute le plus rapidement possible. Il s’engouffra à l’intérieur, et sans plus attendre, prit la direction des bâtiments administratifs. Il était temps de montrer à ces bouseux qui était le chef.

* * *

Robert ne savait plus depuis combien de temps il arpentait la galerie. Il semblait que sa notion de ce dernier fut totalement abolie ; cela pouvait aussi bien faire cinq minutes que cinq heures. Quoiqu’il en soit, il n’en avait cure. Son attention était accaparée par la quête de la nymphe qu’il avait rencontré… Quand déjà ? Peut-être dans une autre vie, ou alors plus tôt dans celle-ci, quelle importance ?
Elle ne devait pas être bien loin, et puis, ne l’avait-elle pas invité à la suivre ? C’était pourtant ce qu’il faisait, là. Où était-elle donc passée ?
– Reviens, appelait-il sans relâche. Regarde, je te suis ! Allez reviens !
Mais seuls les murs silencieux semblaient entendre son appel. Pourtant, il ne se décourageait pas. Il avançait, tout en hélant l’étrange créature qui avait exercé sur lui cette attirance magnétique. Plus rien n’avait d’importance désormais que de la rejoindre. Lui, qui en temps normal était si logique, si cartésien, ne luttait même pas contre cette pulsion incontrôlable. D’ailleurs, elle était tellement omniprésente dans son esprit qu’il n’avait même plus conscience d’elle.
L’épuisement le prit par surprise. Il ne l’avait pas vu venir, et il s’affala de tout son long. Le choc du contact avec le sol, en plus de lui causer une vive douleur, engendra une grande stupéfaction. Il ne comprenait pas : il se sentait en pleine forme quelques instant auparavant. Pourtant, malgré ses efforts, il n’arrivait pas se relever. La seule chose qu’il put faire, ce fut de rouler sur le dos. Au bout de quelques minutes, comme les capteurs, ou ce qui en tenait lieu, ne percevaient plus aucun mouvement, les lumières s’éteignirent. Il fut à nouveau enveloppé dans les ténèbres.
Ce fut à ce moment qu’il la vit. Elle était là, comme si elle y avait toujours été. Elle vint près de lui et se posa contre sa joue. Robert tourna la tête et put enfin la contempler. Pureté fut le premier mot qui lui vint à l’esprit, et le deuxième innocence. Et enfin il pleura leur perte, il versa des larmes pour tout ce qu’il avait laissé sur le bord de sa route d’adulte, tandis que la fée le consolait d’être devenu grand.
Loin derrière lui, il n’entendit pas l’accès du tunnel se rouvrir.

Chapitre 5

L’être qui venait de parler était torse nu, et il mesurait bien trois ou quatre têtes de plus que John, qui faisait déjà ses bons deux mètres. Il avait tout de l’apparence d’un homme normal jusqu’à la taille. Au-delà, c’était une toute autre histoire : quatre pattes se terminant par des sabots, un corps velu, et une queue.
Un torse humain greffé sur le corps d’un cheval.
Il avait un carquois et un arc attachés dans le dos, et à la main, il tenait une lance. Cette dernière était finement ciselée, et la pierre taillée qui la terminait était elle-même un travail d’orfèvre. De minuscules runes y étaient gravées qui donnaient l’impression de scintiller de leur propre lumière.
Mais ce furent ses yeux qui retinrent surtout l’attention des deux hommes. On pouvait y voir une sagesse millénaire, sertie d’une détermination sans faille. Et pour l’heure s’ajoutaient à cela une grande joie assortie d’un amusement non dénué d’ironie.
– Ça fait drôle quand on n’est pas habitué, pas vrai ?
Il avait lâché ça sur le ton de la plaisanterie badine, comme si Charron et John se faisaient régulièrement surprendre dans le noir par des créatures sorties tout droit d’un conte de fée. Au bord de la crise de nerf, Stix cria plus qu’il ne posa sa question :
– Mais enfin vous êtes quoi, ou qui ?
L’être ne se départit pas de son sourire pour répondre sur le ton d’une conversation amicale.
– Je suis Tobbias, et je suis un centaure. Mais vous pouvez m’appeler Toby.
Et il lui tendit sa main droite.
Charron, avec un sentiment de totale irréalité, la serra.
– Je m’appelle…
– Je sais qui tu es, Charron Stix. De même que toi, John Arviss.
Ce disant, il tendit également sa main à John. Ce dernier hésita quelques secondes avant de la saisir. Il n’était pas inquiet, étrangement. Il semblait que toute forme de ce sentiment fut bannie de sa conscience. Non, il avait l’impression d’attendre quelque chose plutôt. Mais quoi, il aurait bien été incapable de le dire.
En revanche, Charron, lui était dans tous ses états. Son esprit analytique était complètement assommé, il n’arrivait pas à se persuader que ce qu’il vivait faisait partie d’une quelconque réalité.
– Nous vous attendions, continua le centaure. Tout est presque prêt. Nous vous avons cherché pendant très longtemps, vous savez ? Nous avons visité plein d’endroits différents. Mais nous n’avions pas d’autre choix, puisque nous ne pouvions pas venir sur Terre. Mais c’est fini, maintenant : vous êtes là ! Les derniers vont bientôt arriver.
Les deux hommes ne savaient pas de qui parlait le centaure, mais Tobbias semblait très satisfait de lui.
– Qui… qui va arriver ? Et pourquoi ?
Tout en posant la question, Charron sut qu’il connaissait la réponse. Intimement. Le centaure se contenta de sourire comme s’il avait participé à cette prise de conscience. Un autre sentiment chassa ses peurs et ses craintes quand la lumière se fit dans son esprit.
Oui. Tout serait bientôt prêt.

* * *

Lana Stix gara sa voiture à côté de celle de son mari. Bien entendu, elle était vide. Le secteur 5 était vaste, et trouver l’endroit où il se trouvait promettait de ne pas être simple. Elle pénétra dans le préfabriqué le plus proche. A l’intérieur, trônaient une table de billard et un vieil écran holographique. Tout au fond se tenaient trois hommes, des mineurs, attablés à ce qui ressemblait vaguement à un bar.
A leurs entrées, à elle et à Jeanne, ils relevèrent la tête de leur tasse fumante, surpris de voir ici une mère et sa fillette. Bien des femmes étaient mineurs, mais ces deux là, ça sautait aux yeux qu’elles ne faisaient pas partie de cette communauté.
– On peut vous aider ma p’tite dame ? fit l’un deux, prévenant.
Quelque peu réconfortée par la gentillesse du mineur, Lana se lança.
– Je suis Lana Stix, la femme de Charron. Je sais qu’hier il est venu, là. Seulement depuis, je n’ai plus de nouvelles. Est-ce que vous sauriez où je peux le trouver ?
Les trois hommes se regardèrent.
– Il a dû aller avec John jeter un oeil à cette galerie, répondit le même homme. Ils doivent toujours y être.
Un autre se leva et sortit de la salle de repos sans un mot, par une autre porte sur le côté. Il y revint deux minutes plus tard avec une combinaison pour Lana.
– Pour la petite, dit-il contrit, je n’ai rien trouvé à sa taille, mais elle peut toujours mettre ça.
Il lui tendit une paire de lunettes de protection à réalité augmentée et un casque de chantier. Puis il désigna l’endroit d’où il venait.
– Vous pouvez vous changer là, conclut-il en désignant un petit local qui servait à stocker les boissons pour le bar. Je vous attends ici, quand vous serez prête, je vous y conduirai.
Quelques minutes plus tard, Lana et Jeanne étaient de retour dans la salle de repos. La fillette jouait négligemment avec son casque trop grand, et sa mère était obligée de le lui réajuster sans cesse. Ils allaient se mettre en route quand la radio de son guide lança un message. La réception était très mauvaise, avec beaucoup de parasites, comme si quelque chose tentait de la brouiller. Mais si l’information était à peine audible, elle capta néanmoins l’attention de tout l’auditoire présent.
A l’attention de tout le personnel du secteur 5. Une navette de la Compagnie vient d’arriver avec à son bord un administrateur désigné et une troupe de Marines coloniaux. Un détachement de ces derniers et en route vers ici au moment où je vous parle. Prenez toutes les dispositions pour les accueillir le mieux possible.
– Merde, souffla l’homme. C’est pas possible.
– Je crains fort que si. Et Charron n’est pas au courant. Il doit savoir ce qui l’attend.
– Venez, on va se dépêcher.
Leur guide marchait tellement vite, que Lana dut prendre Jeanne dans les bras. Elle était presque à bout de souffle quand ils arrivèrent à destination.
– Voilà, dit-il en désignant la galerie. Il doit être au bout de ce boyau. J’en ignore la longueur, mais je vois que vous êtes équipée en lampe, en eau et en vivres. Je vous laisse ma torche au cas où.
– Vous ne venez pas avec nous ?
La petite voix craintive avec laquelle elle avait demandé ça surprit Lana elle-même. Mais sa peur de pénétrer dans les entrailles de cette planète toute seule avec sa fille était bien réelle.
– Non je suis désolé. Il faut que j’aille prendre soin des miens. J’ai entendu des histoires sur ces Marines, et si la moitié des choses que l’on raconte est vraie, je veux être là quand ils arriveront. Peut-être pourrai-je empêcher que les choses ne dégénèrent.
L’homme repartit, les laissant seules face aux ténèbres du tunnel.
– On y va, maman ?
– Oui, ma chérie.
Mais Lana restait immobile, les yeux rivés dans la noirceur de la galerie, comme si elle pouvait y deviner ce qui les attendait, là-bas, au bout du tunnel.
– N’aies pas peur, maman. Toby a dit que tout se passerait bien.
– Si Toby l’a dit…
Elles s’engouffrèrent dans la bouche noire qui eut tôt fait de les avaler. Au bout d’une dizaine de mètres, la surprise des lumières qui s’allumaient frappa à nouveau, tandis que la peur engendrée par la fermeture de l’accès les saisissait.
Mais Lana se reprit rapidement. Quoi qu’était ce tunnel, rien de l’empêcherait de continuer. Elle était venue ici pour retrouver son mari, et c’était bien ce qu’elle avait l’intention de faire. Furtivement, elle se demanda si la venue des émissaires de la Compagnie, au moment où ce mystérieux passage était mis à jour, était réellement une coïncidence.
Elles marchaient depuis presque deux heures, quand un segment suivant de la galerie s’éclaira, faisant apparaître la silhouette d’un homme assis contre la paroi. Dès qu’elle le vit, Lana s’arrêta, tandis que Jeanne montrait la forme du doigt.
– C’est qui ?
– Je ne sais pas, ma chérie.
Elle avait tenté de ne pas trop faire trembler sa voix en répondant. Elle n’était pas certaine d’avoir vraiment réussi. Mille scénarios traversaient son esprit, et aucun ne la rassurait. Qui savait ce qu’elle pouvait rencontrer dans cet endroit qui n’avait pas été foré par la main de l’homme ?
– Qui est là ? cria-t-elle.
L’homme redressa sa tête, comme si son appel venait de le réveiller.
– Lana ?
La surprise d’entendre son prénom fut de courte durée. Selon, Toby, Charron devait l’attendre au bout du tunnel. Pourtant, ce n’était pas son mari. Elle ne savait pas si cela était une bonne ou une mauvaise nouvelle, mais en tout cas, elle connaissait cette voix.
– Qui êtes-vous ?
– C’est moi, Robert. Robert Smith.
Elle mit un petit moment à associer ce nom à un visage. Puis, cela lui revint en mémoire. Charron en parlait souvent à la maison, et ils étaient souvent en conflit tous les deux. Mais elle, elle le trouvait sympathique, et même charmant. En tout cas, il avait toujours été très gentil avec Jeanne.
– Venez Lana ! Nous n’avons pas beaucoup de temps. Charron et John doivent nous attendre maintenant.
Elle s’empressa de le rejoindre.
– Vous savez où est Charron ?
– Oui. Je vais vous conduire à lui.
La fillette agrippa la main de Robert pour attirer son attention.
– Et Toby sera là aussi ?
– Oui, ma chérie. Toby et tous nos nouveaux amis.

* * *

Charles Mophet avait pris possession des bureaux de l’ancien administrateur, un certain Stix. Il avait fait jeter toutes les photos du précédant occupant, et tout ce qui donnait une touche de personnalisation aux lieux. Nerveuse, la secrétaire se tenait devant lui, attendant qu’il lui donne d’autres instructions. Volontairement, il faisait durer cet instant. Il préférait quand des gens le craignaient et le redoutaient. Cela les mettait en meilleures conditions, ils étaient plus réceptifs. Et puis d’un point de vue strictement personnel, il aimait bien ça.
– Vous allez me refaire ces plannings. Je veux des journées de travail de seize heures. Huit heures pour se reposer, c’est plus que suffisant.
– Seize heures, mais mons…
– Quoi ? vous trouvez que ce n’est pas assez ? Vous voulez qu’on passe à vingt ?
– Non, monsieur.
– Parfait ! Alors dans ce cas allez faire ce que je vous ai demandé. Je veux ça sur mon bureau dans une heure.
– Oui, monsieur.
– Ah ! Autre chose, vous avez réussi à joindre Stix ?
– Non monsieur.
– Peut-être aura-t-il eu un accident, cela m’éviterait ainsi de perdre du temps et de me rabaisser à lui expliquer pourquoi il est viré.
La secrétaire ne dit rien, mais Mophet vit une larme solitaire couler le long de sa joue. Cela lui arracha un sourire.
De toute façon, il avait envoyé une escouade au secteur 5. Sa mission principale était de convoyer des pelles et des pioches pour les mineurs. Si les foreuses ne fonctionnaient pas, il était hors de question qu’ils restent oisifs. Tant que le problème ne serait pas résolu, ils creuseraient, à mains nues s’il le fallait, mais ils creuseraient.
Et puis il fallait qu’il tire cette histoire d’anomalie magnétique au clair. Sur les autre sites, cela c’était aussi produit. Du matériel non humain avait pu y être extrait, mais ce qui l’intéressait, c’était la conséquence qu’aurait ce genre de découverte sur la colonie : elle serait fermée, en vertu des dispositions de l’accord sur l’exo-archéologie, et ses habitants expatriés vers d’autres sites. Et lui, pourrait rentrer chez lui d’autant plus vite.
Il prit le communicateur qui lui permettait d’être directement en contact avec le major Hicks, le chef des Marines.
– Monsieur ? fit la voix du militaire.
– Il est 12h00. Je veux qu’à 16h00, toute la population, à l’exception de ceux qui sont occupés dans les mines, soit réunie sur la place centrale. Je veux que vous y installiez une estrade et un micro. Je vais expliquer à ces cul-terreux ce que la Compagnie, et surtout moi, attendons d’eux.
– M’sieur ! Oui M’sieur !
– La présence y est obligatoire. Aucune excuse à moins d’être mort. Et encore le corps devra être exhibé en guise de preuve. Si vous tombez sur des récalcitrants, ne perdez pas votre temps en palabres. Abattez-les. Ça montrera aux autres que nous ne sommes pas venus pour rigoler.
– Compris !
Mophet coupa la communication et se permit un autre sourire. Il le savait d’expérience : il y avait toujours des récalcitrants. Un petit bain de sang, voilà qui le récompenserait des efforts que lui demandait la Compagnie.

Chapitre 6

Tobbias les avait menés hors de ce qu’il appelait l’antichambre. Ce qu’ils virent de l’autre côté dépassait les bornes de leur entendement. Une vallée verdoyante et champêtre baignée par une douce lumière estivale. Au creux de la vallée était niché un petit village aux toits de chaume et aux murs de pierre. Dominant majestueusement ce décor se dressait un château tout droit sorti d’un vieux dessin animé de Walt Disney. Et tout ça à plusieurs centaines de mètres de profondeur. C’était tout simplement impossible.
– Gardez vos questions pour le moment, leur dit le centaure. Vous aurez vos réponses quand nous serons au complet, ce qui ne devrait plus tarder maintenant.
Au bout d’un petit moment, une petite lumière vacillante apparue dans les ténèbres de l’antichambre qu’ils venaient de quitter. Plus elle approchait, plus elle semblait étrange aux deux hommes. Ce n’était pas le faisceau d’une lampe torche, et il semblait de toute manière que personne n’était là pour la tenir.
La petite lumière voleta en sortant des ténèbres, et devint presque invisible sous la lumière du jour. Elle se dirigea droit vers le centaure et se posa sur sa paume ouverte.
A la grande stupéfaction de Charron et de John, c’était une minuscule créature à l’apparence humaine ! Des ailes de papillons dans le dos étaient le seul détail, hormis la taille, qui différenciait son anatomie. Elle dut dire quelque chose qu’ils n’entendirent pas, car Tobbias répondit :
– Merci, Clochette. Je savais que je pouvais compter sur toi.
Puis s’adressant aux deux hommes.
– Ils arrivent.
Sur ces mots, trois silhouettes sortirent de l’obscurité. Deux adultes en combinaison de sortie et une enfant portant un casque de chantier trop grand pour elle. Jeanne se précipita dans les bras de son père, rapidement rejointe par sa femme. Charron n’eut bientôt plus assez d’air pour respirer tant les retrouvailles étaient intenses.
Pendant ce temps, John s’avança près de Robert.
– Alors comme ça, tu as changé d’avis ?
Smith désigna la fée du doigt.
– Elle a su me convaincre, fit-il, mi-figue mi-raisin. Et toi ? On dirait que quelque chose a changé chez toi. Tu rayonnes littéralement !
– Il paraît, oui…
Le centaure fit quelques pas vers le trio formé pas Charron, Lana et Jeanne.
– Bonjour, Lana et Jeanne. Je suis infiniment heureux de vous rencontrer enfin en chair et en os.
Il se pencha et la fillette lui sauta au cou.
– Toby, dit-elle de sa voix d’enfant, moi aussi je suis heureuse. Je savais que tu existais pour de vrai.
Toby lui fit un clin d’oeil en guise de réponse, mais Lana doucha rapidement la joie de tout le monde.
– Il faut que je vous dise que la Compagnie est sur Perséphone. Ils sont arrivés ce matin. Un nouvel administrateur et un détachement de Marines Coloniaux. J’ai également amené de l’eau et des barres de céréales. Je pense que vous en avez tous besoin.
– Ils ont fait drôlement vite, dit Charron en prenant les vivres et en les distribuant. On peut dire qu’ils ont mal choisi le moment pour débarquer. Ça va être difficile de leur cacher l’existence de… tout ça. Notre chance réside en la raison de leur présence : augmenter les cadences de travail. Ils ne vont pas chercher si nous leur dissimulons des preuves d’une présence non humaine. D’un autre côté, si on ne fait rien, la situation risque de rapidement dégénérer là-haut. Les mineurs me font confiance, ils me connaissent. Mais si on essaie de leur imposer des trucs de force, ils vont réagir, c’est sûr.
Tout en mordant dans un barre chocolatée, Stix se tourna vers Tobbias.
– Je crois qu’il est temps maintenant d’expliquer ce qu’est tout ceci, et ce que nous faisons là. Car un grand danger semble s’être abattu sur les miens, et si je ne me trompe pas, tout cela est lié.
– En effet, acquiesça le centaure. Il y a très longtemps sur Terre, nous, le petit peuple, vivions à vos côtés en parfaite harmonie. Nous vous protégions des fantômes de la nuit, et vous, vous nous aimiez. Nous vous avons appris à ne plus avoir peur du noir, et vous nous avez appris à accepter nos différences. Puis est arrivée l’industrialisation, et nous n’avons pas pu vous protéger de vous-mêmes. Elle a sali la Terre et corrompu le coeur des hommes aussi sûrement que la rouille vient à bout de l’acier le plus résistant. Vous avez commencé à ne plus croire en nous et à avoir peur du noir. Vous vous êtes persuadés que nous étions vos ennemis. Et vous avez fini par nous chasser, d’abord de vos coeurs, puis de la terre. Nous avons erré de monde en monde, laissant à chaque fois des signes que nous existions toujours, pour que vous nous cherchiez. Mais vous nous aviez complètement oubliés. Alors, finalement, nous nous sommes réfugiés ici dans l’attente de ce jour.
– Alors c’était vous, ces vestiges que nous retrouvions parsemés dans le cosmos… Et qu’a-t-il de si particulier ce jour ?
– C’est simplement le jour où vous allez à nouveau croire en nous et où nous pourrons vous aider à retrouver votre liberté d’antan, sans les jougs imposés par l’industrie. Quand nous sommes partis, cela a brisé le coeur de notre reine, et depuis elle dort d’un éternel sommeil qu’aucun d’entre nous n’a pu interrompre. Après des siècles de recherches, nous avons pu comprendre ce qu’il fallait faire pour la réveiller. Si nous nous sommes trompés, ou si nous ne faisons pas les choses correctement, ce sera fini pour toujours. A chaque jour qui passe, nous sombrons un peu plus dans les limbes, et nous n’en pourrons bientôt plus sortir. Quant aux humains, ils finiront par errer sans âmes dans l’infinité de l’univers, avec pour seul but l’accroissement des richesses, totalement consumés par l’industrie qu’ils ont eux-mêmes créée.
Un long et lourd silence s’installa. A l’exception de Jeanne, qui avait grimpé dans les bras du centaure, tous regardaient la pointe de leurs chaussures, un sentiment de honte planant sur leurs pensées. Le malaise finit par être rompu par John.
– Donc si je comprends bien, tu es en train de nous expliquer que nous cinq sommes les seuls espoirs de ton peuple et du nôtre ?
– C’est un peu succinct et ça manque d’emphase, mais oui, c’est ça.

* * *

La salle de repos du secteur 5 n’était pas assez grande pour accueillir les quelques quatre-vingts mineurs qui y travaillaient. D’autant qu’à ce chiffre s’ajoutait la vingtaine de Marines qui venaient d’arriver.
Donc, tout ce beau monde était réuni à l’extérieur. Les Marines se tenaient devant les mineurs, leurs armes bien en évidence. Entre les deux groupes qui se faisaient face, il y avait une pile de pelles et de pioches. Et c’était bien là l’objet de la discorde.
– Donc, disait un militaire, il y a une pelle et une pioche pour chacun d’entre vous. Un prochain convoi amènera les brouettes dans lesquelles vous pourrez apporter le minerai à la raffinerie. Trois kilomètres, c’est rien pour des gaillards comme vous ! Allez ! Au boulot !
Comme personne ne bougeait, le soldat répéta son dernier ordre.
– Allez ! Au boulot, j’ai dit !
Cette fois, il y eut une réaction, mais pas forcément celle qu’il espérait provoquer.
– C’est une blague, c’est ça ? Vous vous foutez de notre gueule ?
C’était le mineur qui avait aidé Lana. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi les autres ne réagissaient pas plus que ça.
– On ne va quand même pas creuser à mains nues pour chercher un minerai qui est plus dur de l’acier !
Le Marines qui avait parlé marcha négligemment vers le mineur. Il ne s’arrêta qu’à deux mètres de lui.
– Tu peux répéter mon gars ?
– Je suis pas ton gars !
Le militaire tendit le bras qui tenait son arme de poing et tira.
Le projectile traversa la tête du mineur qui tomba droit comme un chêne. Sous lui, son sang se répandit rapidement.
La stupeur et l’horreur avait envahi tous les autres travailleurs, et l’incrédulité se lisait sur la plupart des visages. Sur les autres, on y voyait des larmes. Des larmes d’horreur, de tristesse et de colère.
– Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ?
Il laissa passer plusieurs angoissantes secondes.
– Non ? Alors dans ce cas au boulot !
Les hommes se résignèrent à prendre chacun leurs outils, sous l’oeil goguenard des Marines.

Chapitre 7

La petite troupe menée par Tobbias, le centaure, traversa un bois pour se rendre au château. Ils mirent un certain temps à remarquer qu’on s’était mis à les suivre. Toby leur dit de ne pas s’inquiéter, que ce n’était que des elfes sylvestres, leur nature était d’être silencieux, mais qu’ils étaient néanmoins très contents de les voir. Puis ils furent rejoints par des nains, des gnomes, des lutins, des faunes, d’autres centaures, et une flotte entière de fées minuscules et lumineuses. Tout un bestiaire baroque et surréaliste.
Quand ils arrivèrent aux portes du château, leur cortège s’étalait à perte de vue derrière eux. Le pont-levis s’abaissa et ils rentrèrent dans la cours intérieure. Elle était déserte, et seul le bruit de la herse qui se refermait sur leurs pas rompit le silence. Le calme et la sérénité qui régnaient ici rappelait plus un mausolée qu’un château fort.
Tobbias les guida vers une tour, et ils en gravirent les escaliers. Au sommet, il y avait une chambre. Une chambre de princesse, ornée de magnifiques tapisseries, de somptueuses peintures. Au milieu se trouvait un lit à baldaquins. Une femme d’une beauté à couper le souffle semblait s’y reposer, mais l’absolue immobilité de son corps et la pâleur de sa peau semblaient dire qu’elle était plutôt pétrifiée par la main de la mort.
Pour la première depuis qu’ils l’avaient rencontré, le centaure perdit sa bonne humeur, et des larmes coulèrent sur ses joues.
– Voici Aurore, reine du petit peuple, dont le coeur fut brisé et dont l’âme se flétrit d’avoir perdu votre amour.
Charron en eut le souffle coupé : elle était le portrait craché de…
– Ma femme ! Alicia !
John se précipita et tomba à genoux au pied du lit.
– Alicia ! Ne vivrais-je donc que pour te voir morte encore et encore ?
Les épaules du mineur étaient secouées par de gros sanglots. Jeanne lâcha la main de sa mère et alla au chevet de la reine.
– Qu’elle est belle ! Et triste ! Maman, on ne peut rien faire pour elle !
Lana jeta un oeil sur le centaure, mais ce dernier avait son regard rivé sur le lit.
– Je ne sais pas chérie. Je ne crois pas, non.
Une larme, solitaire, coula sur la joue de la fillette. Elle roula sur son menton et forma une goutte quand elle arriva à son extrémité. Elle tomba juste sous le nez de la reine, et disparut dans sa bouche, entre les lèvres entrouvertes.
Un voile sembla soudain s’ôter du corps de la reine. Ses lèvres reprirent une belle couleur rouge, et son teint se fit moins pâle. Sa poitrine avait amorcé les mouvements d’une respiration. Voyant cela, John se leva et la saisit dans ses bras. Il porta sa tête contre son front.
– Oh, mon amour, reviens-moi. Je t’en supplie. Ne me laisse plus seul !
Il l’embrassa.
Dans une grande inspiration, la reine s’éveilla.
– Combien de temps ? fut sa première question.
– Près de mille ans, votre majesté, fit Tobbias en s’inclinant.
– Tu parles d’une sieste ! souffla-t-elle. Ainsi, vous êtes enfin revenus vers nous. Merci de ne pas nous avoir laissé disparaître dans les limbes de l’oubli.
Elle prit tendrement le visage de John entre ses mains.
– Merci, mon prince charmant, de m’avoir ramenée. Je ne suis hélas pas ta chère épouse disparue, mais je fais serment devant témoins de te chérir autant qu’elle.
Elle lui donna un baiser, puis se tourna vers Jeanne.
– Et toi ma chère enfant, merci d’avoir cru en nous, et d’avoir pleuré pour moi. Je te suis éternellement redevable.
Elle l’embrassa sur le front. Jeanne fit une révérence, maladroite, mais pleine de bonne volonté.
– De rien, majesté.
– Bon, je suppose que maintenant les choses sérieuses vont commencer. Tobbias, montre à ces deux messieurs où se trouvent leurs armures, et dis à nos gens de fourbir leurs épées. Nous avons un peuple à protéger.
John et Robert se regardèrent. Sur leur bouche, on pouvait voir le début d’un sourire. Ils venaient eux-aussi de trouver leur place en ce royaume. Toute reine avait besoin de chevaliers servants, sans peur et sans reproche.

* * *

La grand place était au coeur de la ville. Elle était à peu près à égale distance de toutes les zones de la ville. Elle était suffisamment grande pour permettre le rassemblement de plus de mille cinq cents personnes. Ce chiffre était loin d’être atteint, car entre les colons et les Marines on n’arrivait même pas à cinq cents.
Les soldats étaient disposés tout autour de la place, de sorte à avoir une vision globale du groupe de colons rassemblés au milieu. Ces derniers étaient tournés vers l’estrade sur laquelle trônait Charles Mophet. On entendait des sanglots étouffés venir de la foule, car l’administrateur ne s’était pas trompé : il y avait bien eu des récalcitrants. Leurs corps étaient exposés, jetés à même le sol, dans un coin de la place.
Mophet se racla la gorge, à la fois pour éclaircir sa voix, et aussi pour attirer l’attention, il allait commencer son discours, et il voulait l’attention de tout l’auditoire. Il n’avait pas besoin de notes ou de pense-bête, ce discours, il le connaissait par coeur. Il en était particulièrement fier, et il l’avait livré à toutes les colonies que la Compagnie l’avait envoyé administrer.
Mes chers amis colons. Je suis ici contre mon gré, autant que contre le vôtre, croyez le bien. Cependant, nous voilà contraints de travailler ensemble, main dans la main. Aussi tâchons de réduire cette collaboration forcée autant que possible. Et pour cela, il n’y a qu’une seule solution : vous plier à la moindre de mes exigences. Ainsi nous atteindrons les quotas, et comblerons le retard pris sous l’ancienne administration. Je tiens aussi à vous rappeler une chose…
Mophet s’interrompit. Un mouvement à la limite de son champ de vision l’avait distrait. Il détestait ça, être interrompu au milieu d’un discours. En cherchant du regard de quoi il s’agissait, il tomba sur le major Hicks en train de donner des instructions à ses hommes. D’un geste furieux, il lui fit comprendre qu’il voulait savoir ce qu’il se passait et le major vint lui faire son rapport à l’oreille, pour éviter que sa voix ne soit captée par le micro.
– Nous avons du mouvement, monsieur.
– Où ça ?
– Un peu partout autour de la place. Nous n’arrivons pas à voir de quoi il s’agit. Seuls les capteurs arrivent à saisir quelque chose, et cela s’avère être trop petit pour que nous ayons une définition, mais nous sommes encerclés.
– Des colons ?
– Très peu probable, monsieur. Ils sont plus gros que ce que captent les détecteurs, et en plus nous avons vérifié deux fois : ils sont tous là.
– Trouvez-moi ce que c’est, mais vite et en silence. Je dois terminer mon discours.
– Monsieur, peut-être serait-il bon de l’abréger ou de le remettre à plus tard. Nous ne savons pas ce que c’est, et il est possible que cela représente un danger.
– Allons, major, soyez sérieux. Regardez-les, ils sont terrifiés rien qu’à l’idée de me croiser. Alors tenter quelque chose contre moi.
– Ce n’est peut-être pas les colons, monsieur.
– Dans ce cas, c’est votre job de savoir ce que c’est, et de me protéger.
Le militaire s’éloigna, en donnant des instructions gestuelles pour que quelques hommes aillent voir de quoi il retournait.
Je vous prie de m’excuser. Je disais donc : je tiens à vous rappeler une chose : vous êtes ici parce que vous l’avez choisi, et si vous l’avez choisi, c’est pour que vos enfants aient une vie que vous-mêmes n’aurez pas.
Il fut à nouveau interrompu par une espèce d’insecte bizarre et luisant. Ce dernier lui tournait autour, lui faisant faire des gestes absurdes et rageurs. La coupe fut pleine quand des rires commencèrent à monter du groupe de colons. Il allait ordonner l’arrestation d’une dizaine d’entre eux, histoire de calmer leur hilarité, quand une flèche de bois vint se planter dans le pupitre, juste à côté du micro.
Les Marines réagirent aussitôt, deux d’entre eux le plaquèrent au sol malgré ses protestations, et se couchèrent sur lui pour le protéger de leurs corps. Un cri, et ils le redressèrent et le guidèrent sans ménagement vers sa voiture. Ils le couchèrent sur la banquette arrière. La portière n’avait pas encore claqué que la voiture démarrait en trombe.
Mais avant de quitter la place Mophet cru voir deux hommes vêtus d’armures scintillantes, brandissant haut leur estramaçon, suivi par un bestiaire tout droit sorti d’un conte des frères Grimm.

Chapitre 8

Les Marines qui étaient restés sur la place furent rapidement submergés par ce raz-de-marée vivant, mené par deux brutes qui rien ne semblait effrayer. Les Marines coloniaux étaient des soldats, des hommes attirés par une vie aventureuse et une bonne solde à la fin du mois. Cela suffisait parfois pour mettre ses principes de côté, au moins quand on était en service. Mais avoir une bonne paye ne servait à rien si on n’était plus en vie pour profiter. La plupart déposèrent donc les armes. Il faut dire pour leur crédit que pas un ne manifesta la moindre peur en voyant les visages de leurs ennemis. Certains souriaient même.
Les quelques-uns qui continuèrent le combat tombèrent sous les flèches des centaures, ou les épées des faunes.
Les colons s’étaient rapprochés les uns des autres, ne sachant s’ils devaient remercier ces êtres ou leur implorer pitié. Les deux chevaliers qui portaient des armures brillantes s’approchèrent d’eux. Ils enlevèrent leurs heaumes, et un soupir de soulagement parcouru la colonie, aussitôt suivi d’une vague de questions. Il s’agissait de Charron Stix et de Robert Smith, vêtus de pied en cap comme Arthur et Lancelot montant à l’assaut du château de Mordred.
– Doucement, fit Robert avec un geste apaisant. Nous répondrons à toutes vos questions quand tout cela sera fini. Pour le moment, nous avons une guerre à gagner.
Comme une confirmation de cette affirmation, un bruit sourd et profond se fit entendre venant du ciel. La navette approchait de la place, toutes armes dehors et prête à transformer en chair à pâté tout ce qui se présenterait dans ses viseurs.
– Aux abris ! hurla Charron.
Son avertissement déclencha une véritable pagaille, mais quand l’engin de combat passa au-dessus d’eux, il n’eut rien à se mettre sous les canons. Profitant de ce que la navette faisait demi-tour un peu plus loin, Tobbias vint rejoindre les deux hommes au grand galop.
– Ça ne peut pas durer, dit Charron. Ils ont les moyens de raser la ville, et ils n’hésiteront pas à le faire s’ils ne nous trouvent pas. Ils ne feront pas dans la dentelle. Il faut qu’on se débarrasse de cet engin de mort.
Le centaure afficha son plus beau sourire.
– J’ai peut-être ce qu’il nous faut.
Il attrapa une flèche dans son carquois. Elle était différente des autres, rouge, et la pointe n’était pas acérée, mais elle était taillée pour ressembler à la tête d’un animal vaguement reptilien. Il l’encocha et banda son arc.
– Tu es fou, cria Robert. Ils vont nous repérer !
Toby se tourna vers lui et lui fit un clin d’oeil.
– Ne t’inquiète pas pour ça !
Et il tira. La flèche monta, monta. La navette, pendant ce temps avait triangulé le point de départ du projectile, et commençait à s’aligner pour avoir le meilleur angle de tir possible. La flèche arriva à l’apogée de sa trajectoire. Elle s’immobilisa pendant les quelques instants où la force qui la propulsait devenait l’égale des son opposée, celle de la gravité, et commença à redescendre. Elle explosa.
Un flash de lumière si intense qu’il aveugla pendant plusieurs secondes tous ceux qui étaient là. Quand ils recouvrirent la vision, la navette n’était plus seule dans le ciel. Un gigantesque dragon fondait droit sur elle.
Le pilote fit ce qu’il put, mais il ne parvint pas à éviter la collision. Le dragon l’attrapa avec ses serres, et commença à déchirer méthodiquement le métal de la coque avec les crocs. Des courts-circuits commençaient à parcourir sa surface, et les moteurs avaient de plus en plus de ratées. Le dragon finit par la lâcher, et la navette vint s’écraser au milieu de la place dans un puissant bruit de tôle froissée. La flèche rouge retomba non loin, et Tobbias la récupéra en murmurant un merci Volgur plein de gratitude, avant de la ranger dans son carquois.
Petit à petit, tout le monde sortit de son abri. Charron, lui, se dirigea vers les prisonniers. Il alla droit vers le major Hicks.
– Où est-il ? Où est cette graine de tyran ?
– Je suppose qu’il à dû se retrancher avec ce qui reste de mes hommes dans la tour principale de la zone administrative. Dans votre ancien bureau.
– Vous venez avec nous.
Quand ils s’approchèrent de la dite tour, les tirs des snipers leur confirmèrent que c’était bien là que Mophet se terrait.
– Ça va pas être facile d’approcher, dit Robert, dubitatif. On se fera dégommer comme dans un stand de tir.
Hicks, l’ancien major, se leva et marcha tranquillement vers la tour. Smith allait se lever pour l’en empêcher lorsque John lui fit signe que non.
– Laisse-le. Je crois qu’il a un rôle à jouer dans cette histoire, surtout s’il veut se racheter une conduite.
– T’as raison. Et puis c’est pas un gars de plus ou de moins qui fera la différence.
Le centaure leur posa à chacun une main sur l’épaule.
– Vous êtes des hommes sages. Les dieux ne se sont pas trompés en vous choisissant.
– S’il te plait, Tobbias, fit Charron, c’est déjà assez compliqué comme ça, on mêlera les dieux à tout ça plus tard, tu veux bien ?
Sur le coup, Stix crut qu’il avait profondément vexé le centaure. Il le regardait avec des yeux lourds qui ne cillaient pas. Puis, presque par surprise, il éclata de rire.
– Ha ! Ha ! Oui, tu as raison, Charron Stix. Quand les dieux s’en mêlent tout devient toujours plus compliqué.

* * *

Cela faisait près d’une heure que Hicks était parti, et Robert en était à dire qu’il ne fallait plus attendre, mais donner l’assaut par les égouts, quand les portes de la tour s’ouvrirent en grand. Ce qui restait des Marines coloniaux sortit, avec, au milieu du groupe, un homme qui était fermement maintenu par deux autres, Ce dernier semblait de fort méchante humeur. Ils pouvaient entendre ses vociférations de là où ils étaient.
– Tenez, fit Hiks en arrivant à leur portée. Il est à vous. Faites-en ce que vous voulez. (Il se tourna vers ses hommes) Marines ! Jetez vos armes, et mettez-vous à la disposition de ces deux gentlemen en armure.
Robert donna un coup de coude à Charron, hilare.
– Voilà de la main d’oeuvre qui nous rendra de fiers services !
– Oui, surenchérit Stix. Surtout celui-là (il désigna Mophet). Qu’on lui donne une pelle et une pioche, pour qu’il puisse commencer sans plus attendre !
Mophet se débattit comme un beau diable, mais les Marines avaient l’habitude de cette situation et ils n’eurent aucun mal à le calmer.
– Vous ne savez pas qui je suis ! criait-il, les yeux injectés. Je vous écraserai tous comme les insectes que vous êtes, maudite vermine. Lâchez-moi, et peut-être me montrerai-je magnanime, et vous ferai-je exécuter sans vous torturer !
Robert fit un signe, et les deux soldats qui tenaient le prisonnier s’arrêtèrent.
– Vous avez fait couler le sang, et vous en êtes délectés sur bien trop de planètes. La mort serait encore une évasion trop douce pour un monstre tel que vous. Vous mourrez comme un de ces miséreux que vous méprisez tant ! Et nul ne sera là pour vous pleurer. Emmenez-le !
* * *

On n’entendit plus jamais parler de la Compagnie sur Perséphone, malgré les tentatives de cette dernière pour détruire cette engeance de rébellion. Au contraire, le bruit de ce qui s’y était passé se répandit à travers tous les systèmes stellaires occupés par les hommes. Et sur chaque planète où la Compagnie faisait forer, on découvrit un tunnel qui, une fois mis à jour, engendrait une bien étrange anomalie magnétique, paralysant toutes les machines.
Les différents rapports que purent avoir les dirigeants étaient en tout cas d’accord sur une chose. Au bout de ce tunnel se tenait une armée non humaine, menée par deux hommes portant une armure étincelante. Ils détruisaient systématiquement toute forme d’industrie et abolissait tout ce qui pouvait permettre d’asservir les hommes.
Ce que ne disait pas les rapports, en revanche, c’est qu’en supprimant ces maux partout où se rendait cette armée, les gens n’avaient plus peur du noir et retrouvaient leurs rêves d’enfant.

FIN

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