Il y a bien longtemps était un dragon.
Ce dragon était particulier en ce sens qu'il voyait infiniment plus de choses que ce que ses yeux percevaient.
Il
pouvait passer des heures à contempler un spectacle d'une beauté
envoûtante, et qu'il était malheureusement le seul à percevoir.
Il pouvait aussi frissonner quand il avait l'impression que devant lui se trouvaient toutes les horreurs de l'enfer.
Il
ne pouvait pas choisir ce qu'il voyait. Il le voyait, c'est tout. Le
temps, l'espace, toutes les frontières qui définissent habituellement
notre réalité n'existaient tout simplement pas pour lui.
A cause
de cette particularité, les siens le rejetaient, car elle survenait
souvent au plus mauvais moment, et il finissait par être un fardeau
dont les autres devaient s'occuper sans arrêt.
Laissons-le,
disaient-ils alors. Il trouvera le repos de la mort, et le Tisseur nous
le renverra pour qu'il accomplisse son destin, si tant est qu'il en ait
un.
C'était par ces mots sans aucune considération que le jugement définitif et borné avait été émis.
Il était donc solitaire, non par choix, mais justement parce qu'il ne l'avait pas.
Il
se nourrissait de charognes, et de tout ce qu'il pouvait trouver à se
mettre sous la dent, mais cela se reflétait sur son corps, qui semblait
malade et exhalait une odeur pestilentielle.
Cela ne faisait bien entendu que l'enfoncer dans le rejet et la solitude.
Cependant,
il advint un jour où il était tellement faible et affamé qu'il savait
qu'il ne lui restait plus qu'à attendre les affres de la mort par la
faim.
Un dragon à l'écaille dorée et au regard acéré qui passait
par là par hasard, si on peut parler de hasard en la circonstance, le
vit et, sans hésiter, vint se poser à côté de lui afin de lui apporter
son aide.
Devant l'état de faim et de soif de la pauvre créature,
ce dragon décida ne pas le déplacer, mais d'apporter séant de quoi le
sustenter.
Il lui amena à manger de la viande, mais l'autre était
dans un tel état de faiblesse qu'il devait mâcher la nourriture à sa
place avant de la lui donner.
Il le veilla ainsi pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'enfin il ait pu reprendre assez de force pour parler.
- Bonjour, commença le dragon doré. Il semble que tu ailles mieux. Mais
comment t'es tu retrouvé dans cet état déplorable ?
- Merci d'avoir pris soin de moi. Mais j'ai bien peur que cela n'ai fait que retarder l'inévitable.
- Pourquoi cela ?
- Parce que je n'ai pas le choix. Mon esprit est dilué dans plusieurs
réalités, et s'y est si bien perdu, que je ne ressens même plus les
contingences physiques et les besoins primordiaux de mon corps.
- J'ai déjà entendu parler de cette maladie. On dit d'elle qu'elle est
incurable. Mais si tel est le cas, le Tisseur a dû prévoir un rôle pour
elle. Et ce n'est certainement pas de faire mourir de faim les dragons.
- Qu'en saurais-je ? Ce que je puis dire, c'est que grâce à elle il m'a
été donné de voir des choses que jamais je n'aurais crues possibles.
- Le Tisseur a donné un but à chaque dragon, et je connais le mien. Il
est d'unir tous les miens, d'en faire une société dans laquelle il n'y
aura pas de paria. J'ai déjà commencé, mais beaucoup de chemin reste à
faire. Accompagne moi, et faisons un pas de plus ensemble vers ce but.
Convaincu par le ton flamboyant du dragon doré, il accepta.
- Je viendrai avec toi. Mon nom est Rhadamanthe, et mon amitié est tienne.
- Le mien est Atlas et mon respect t'est acquis.
Atlas œuvra longtemps pour l'unification des dragons, et même si cela
l'amenait parfois à s'éloigner très longtemps, il n'oubliait jamais
Rhadamanthe. Il lui avait fait construire une demeure, qui avait été
étudiée spécialement pour les dragons atteint de cette étrange maladie.
Rapidement,
d'autres demeures furent érigées, semblables à la sienne, et bientôt se tenait une cité,
habitée par tous les dragons qui ne pouvaient plus vivre seuls et sans
assistance.
Des volontaires, venus de toutes les contrées de la
Terre apportaient leur soutien, afin que chaque dragon dont le seul tort
était simplement d'être plus conscients que les autres, n'ait plus à
souffrir de cette maladie.
C'était une ville aux rues d'un calme
semblable à la mort, et dont les bâtiments mornes et monotones donnaient
l'envie à celui qui la visitait de prendre ses jambes à son cou et de
la fuir le plus rapidement possible.
Mais la vie y était pourtant
intense, dans les esprits de ceux qui l'habitaient. Ils ne connaissaient
ni les frontières du temps, ni celles de l'espace. Aucun dragon n'est
jamais mort, que ce soit de cause naturelle ou de mort violente, dans
l'enceinte de cette ville, aussi lui donna-t-on le nom d'Eternia.
On
dit qu'Atlas venait souvent prendre conseil auprès de son ami
Rhadamanthe, et qu'il était le seul dragon qui pouvait quitter ces lieux
avec le sourire.
Un jour, pourtant ce fut Rhadamanthe qui, bravant tous les risques que représentait sa condition, alla trouver son ami Atlas.
Il fut bien sûr reçu séance tenante.
- La curiosité de connaître les raisons de ta venue me brûle, lui dit le dragon doré.
- Je voulais te le dire en personne, et que tu sois le premier à le
savoir en dehors de la cité d'Eternia : le Tisseur nous a bel et bien
donné un but. Nous sommes les juges.
- Les juges ? les juges de quoi, ou de qui ?
- De quelqu'un qui n'est pas encore de ce monde, mais qui un jour nous sauvera tous.
- S'il doit nous sauver, pourquoi le juger ?
- Parce qu'il aura beaucoup de fautes à se faire pardonner, et il ne se
pardonnera lui-même que si nous le jugeons digne de nous sauver. Il n'y a qu'à cette
condition qu'il pourra accomplir son destin : qu'il soit absout de ses pêchés.
- Comment le reconnaîtrez-vous, s'il n'est pas encore de ce monde ?
- Nous ne pourrons pas nous tromper. Il sera alors le seul dragon à
fouler ce sol, et quant à nous, nous serons redevenus poussière depuis
bien longtemps. La raison du mal qui nous atteint est la suivante :
abolir le temps pour que le moment venu nous soyons présents à son
procès et que nos esprits continuent à habiter Eternia même bien après
que la dernière pierre en soit tombée.
Atlas, le regardait, avec
dans les yeux une infinie tristesse. Le destin que lui décrivait
Rhadamanthe n'était autre que l'errance des spectres, guettant dans les
ténèbres une lumière qui ne viendrait plus jamais.
- Ne
pleure point sur notre sort, ami, reprit Rhadamanthe. car de tous les
destins, c'est celui qui nous convient le mieux. N'avons-nous pas été
envoyés ici bas pour justement l'accomplir ? Sur celui que nous devons
juger, je ne puis te dire qu'une chose : la pomme ne tombe jamais loin
du pommier.
Sur ces dernier mots sibyllins, laissant Atlas perplexe, Rhadamanthe retourna à Eternia pour ne plus jamais en sortir.
Les deux dragons continuèrent à partager leur amitié jusqu'au retour d'Atlas dans le Métier du Tisseur.
L'histoire
ne dit pas si Atlas avait compris si, au bout du compte, c'était de son
fils dont parlait Rhadamanthe. Mais quand ce dernier vint au monde, il
fit de son mieux pour le préparer au plus difficile des destins qu'un
dragon pouvait avoir : être le dernier avant d'être le premier.
"être le dernier avant d'être le premier"... Une bien jolie morale petit dragon.
RépondreSupprimerEt une bien belle légende que tu sais nous raconter avec passion. Merci.
être le premier des derniers ou le dernier des premiers ?????
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